Imago superna :

Mediaevale monasterium villae Marcevol in Pyreneis Orientalibus (in Francogallia), luna plena lucente.

Image ci-dessus :

Prieuré médiéval du village de Marcevol (Pyrénées-Orientales, France), par une nuit de pleine lune.

Hermann Weller, Y (1938)   


Présentation

(Texte latin et traduction française ci-dessous)

        

     Le professeur d’indologie allemand Hermann Weller (1878-1956) était nourri de lettres grecques et latines, comme tous les étudiants européens de son temps. Il commença à écrire ses propres vers latins dans les tranchées de la première guerre mondiale, « pour rester humain », selon l’expression de Jozef Ijsewijn et les mots mêmes de l’humaniste allemand [1]. Plus tard, en 1938, celui-ci dénonça l’antisémitisme du gouvernement nazi à travers son poème allégorique Y, poème récompensé cette année-là par la plus haute distinction du Prix Hoeufft [2]. Cet auteur et ce poème peu connus n’avaient encore jamais été traduits ni commentés en français. Nous avons reproduit le texte latin de la seconde édition, celle de 1946, jusqu’au moindre détail (la ponctuation et les accents) [3]. Uwe Dubielzig (voir note 1) a aussi édité et commenté Y [4]. Mais son choix de découper ce long poème de 242 vers en quintils ne repose sur aucun argument valable et l’économie même du texte s’y oppose. Il s’agit en effet de distiques élégiaques dont la suite ininterrompue forme une unité et dit par elle-même ce que dit le récit : tout est dans un mouvement permanent dans cette histoire, les maisons et les objets que croise au début du récit l’auteur enivré, les lettres des pages qu’il s’efforce de lire à la lumière de la lune dont le cours céleste, comme celui du soleil et des saisons, ne s’interrompt pas non plus. Mais aux cycles paisibles de la nature s’opposent les émotions collectives du monde humain (lieu commun de la philosophie humaniste). Ces émotions semblent l’emporter tel une sorte de fatum, parce que les hommes instruits par les humanités et pleins de bonne volonté ne sont pas de taille à surpasser la puissance rhétorique des meneurs comme A (le princeps ductorque, en allemand le führer) sur des foules cédant facilement à la haine de l’étranger. Seule une transcendance divine (« Jupiter ») pourrait interrompre ces dérives-là, avant qu’elles ne mènent le monde humain au chaos et à la barbarie la plus complète.              

     Dans cette longue succession de distiques élégiaques, l’auteur entraîne donc subtilement le lecteur de la joie la plus vive vers une angoisse croissante, en passant par toute une palette de tonalités : il ancre l’histoire que raconte le poème dans le réalisme d’un récit autobiographique et l’ouvre sur une description bucolique de l’automne, dont on peut comprendre cependant que les beautés et les joies précèdent l’hiver. Puis commence le récit d’un retour à pied du narrateur chez lui, la nuit, sous le regard de la pleine lune ; la symbolique de cette divinité, associée aux rêves, à l’illusion, au temps qui passe, reste ensuite omniprésente, à travers la blanche lueur dont elle éclaire tout le récit. La tonalité se fait comique quand on comprend à travers sa description des choses et ses propos que le narrateur est ivre, mais le lyrisme point quand il passe devant la maison où dort Lydia : plusieurs expressions suggèrent qu’il l’aime et la logique métaphorique de la suite laisse aussi penser qu’elle est juive. S’ensuit une scène étonnante et fantastique, dans la chambre du narrateur ; dans son lit, il fait la lecture d’un livre dont toutes les lettres se mettent à tomber et se répandre sur les draps, le sol et sur ses mains, pour se livrer une guerre civile qui serait comique si l’on n’en devinait pas le sens allégorique et satirique. La clé centrale du poème devient claire quand le chef, A, fait cesser cette guerre en détournant la fureur des lettres sur la lettre grecque upsilonn (devenue notre y), qu’il fait juger, parce qu’elle n’est pas « digne du nom latin » et « aime les sonorités étrangères » ; il accuse en même temps le « grammaticus » qui en est « amoureux » de corrompre les mœurs de ses concitoyens. Le frémissement du narrateur, à ce verdict, fait comprendre qu’il se reconnaît dans ce terme générique (voir les vers 117-129).              

     La tonalité fantastique (qui fait l’originalité et la modernité de ce texte par ailleurs très classique) se mue à son tour en prière et en lyrisme prophétique quand le narrateur revient à ses esprits et sort de la maison pour tenter de retenir Y en chantant ses louanges avec celles de tout ce que cette lettre peut symboliser : le prix et la beauté de ce qui est unique ou rare, incompris du vulgaire, parce que cela vient « du tréfonds du mythe et de l’ailleurs » (et d’un tréfonds tellurique) :  

     Tu peregrina sapis, tecum mysteria ducis,     

          E veteris mythi tu quoque fonte venis.

     Te resonante subit Graiae telluris imago    

           Quidquid et aeterni gentibus una dedit [5].  

Mais Y s’envole vers le sommet du ciel étoilé, tandis que la masse noire et grouillante des autres lettres envahit les sentiers du jardin. Le narrateur prie alors Jupiter d’intervenir, et son coup de tonnerre jette une terreur générale, jusque dans le cœur du narrateur. Celui-ci s’éveille soudain, il fait jour, et son éclat de rire final ne peut dissiper de l’esprit du lecteur, depuis l’édition de 1946, la vision menaçante qui concluait ce cauchemar prophétique.              

     À travers l’œuvre poétique d’Hermann Weller, on comprend ce que peut être encore l’expression latine au XXe siècle : un langage crypté à divers sens du terme (et qui peut paraître de ce fait quelque peu précieux à notre époque). Crypté d’abord parce que le latin est devenu le moyen de contourner la censure, avec le surcroît de plaisir et d’émotion que cette stratégie apporte au lecteur cultivé, qui bénéficie par sa connaissance de cette langue d’une rare connivence. Car le latin permet de susciter un très riche jeu d'intertextualités accumulées au fil des siècles, et qui densifient dans un texte comme Y les diverses tonalités. C’est ainsi que le vers latin rend plus familière la tonalité bucolique du début et plus efficace la satire héroïcomique. Mais le latin a aussi, plus qu’aucune autre langue occidentale à mesure que les siècles nous séparent de l’Antiquité, la faculté de mettre en valeur l’actualité à la fois universelle et singulière d’une œuvre moderne, surtout quand l’auteur néolatin puise à d’autres sources littéraires que les sources classiques. Cependant tout cela n’est encore que l’analyse la plus superficielle, la plus générale de ce poème. Hermann Weller y met en abîme, avec une très grande efficacité rhétorique, la langue donc la culture, et celui qui les transmet, le grammaticus, à savoir le maître d'école, mais aussi, selon le sens étymologique, l’homme de lettres. Cette mise en abîme permet de raconter un rêve nocturne révélant l’envers ou la vérité de la réalité diurne à qui sait comprendre le sens allégorique. Dans le Régime nocturne de l’imagination, c’est la nuit qui est source de révélation et de lumière [6]. Du point de vue du contenu, ce rêve (ou plutôt ce cauchemar) est en quelque sorte l’inversion de la rêverie classique, et c’est pour cette raison même qu’il en est aussi l’éloquente expression. En effet, dans Y, la langue devient elle-même la métaphore allusive de la montée du nationalisme et de l’antisémitisme en 1938. Doublement : A défend un Latius sermo (v. 127), qui, au nom de la « pureté » (v. 144 : « impura voce »), devrait se débarrasser des lettres étrangères comme le upsilonn (Y), ainsi que des mots étrangers et trop peu « virils » comme ψιλός [7]. Mais la métaphore implique aussi la langue du poème, qui est ce sermo Latinus lui-même : cette langue, celle du narrateur et de l’auteur, est le cadre qui englobe pour mieux le démentir le discours de A, en actualisant une nouvelle fois l’idée classique que le latin, enrichi par son héritage grec, serait par excellence une langue de civilisation, de profondeur de champ et d’ouverture à l’autre, selon la tradition cicéronienne de l’éducation dite humaniste.

La poésie d'Hermann Weller rappelle ainsi que le classicisme en général et la poésie néolatine en particulier offrent depuis des siècles, en temps de crise collective ou personnelle, la possibilité d'un exil intérieur et d'un refuge visionnaire [8].


Olivier Rimbault, Sournia (France), sept. 2022.


Notes et références :

[1] Voir J. Ijsewijn, Companion to Neo-Latin Studies (2 vol.), vol. I, Leuven-Louvain, Leuven University Press-Peters Press,1990 (2d ed.), p. 185. Uwe Dubielzig a publié (en allemand) une biographie et une bibliographie très riches d’Hermann Weller dans E. Kessler und H. C. Kuhn (ed.), Germania Latina. Latinitas teutonica. Politik, Wissenschaft, humanistische Kultur vom späten Mittelalter bis in unsere Zeit, vol. I, München, 2003 [Humanistische Bibliothek I, 54]. Ces renseignements sont accessibles à l’adresse suivante (à laquelle renvoie le site de Bibliotheca Augustana) :

http://www.phil-hum-ren.uni-muenchen.de/GermLat/Acta/Dubielzig.htm

[2] Rappelons, comme Hermann Weller le fit lui-même dans la préface en latin de la première édition de ses Carmina Latina, que ce prix annuel et international fut fondé au début du XIXe siècle par un juriste néerlandais, Jacob H. Hoeufft (1756-1843), poète néolatin lui-même. Ce prix survécut jusqu’en 1978, date à laquelle il fut suspendu non par manque de candidats mais par manque d’argent (voir ibid., p. 156).

[3] Hermann Weller, Carmina Latina, Secunda editio aucta, Tubingae [Tübingen], Ex officina H. Laupp jr, 1946 (réimprimé à Bonn par Ferd. Dümmlers Verlag), p. 136-144. On trouvera aussi le texte de cette œuvre ainsi que celui du poème Ara pacis (également récompensé par le jury du prix Hoeufft la même année) dans la bibliothèque en ligne Bibliotheca Augustana.

[4] Voir note 1.

[5] Vers 195-198 : « Toi, tu conserves le goût de réalités venues d’ailleurs, - Tu transportes avec toi des mystères, Tu viens de la source même des mythes antiques. - Quand tu vibres surgit l’image de la terre des Grecs, - Et tout ce qu’elle apporta d’éternel à tous les peuples ».

[6] Voir G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1984 (10e ed.), p. 248-250.

[7] Voir les vers 151-152 : Graeculus est sane: ψιλός, calvusque levisque, - Vox vero querulum vixque virile sonat (« Il n’est rien d’autre qu’un pauvre Grec assurément :  ψιλός, chauve et sans aucun poids, - Une sonorité plaintive, à peine virile »). L’idée d’impureté, typique de l’imaginaire diurne selon la théorie de Gilbert Durand, est répétée par A deux fois, mêlée au lexique de l’infection et de la maladie, comme au vers 135 : Sermonem studet hic [grammaticus] sensim vitiare Latinum (« cet homme s’évertue à vicier le latin »).

[8] Voir E. Panowsky et F. Saxl, La mythologie classique dans l'art médiéval (1933), trad. de S. Girard, Brionne, Gérard Montfort, 1990, p. 112-113.


= > Hermann Weller, Y (texte latin)

= > Hermann Weller, Y (traduction française)